Le 24 février 2022, l’entrée en guerre s’est imposée sous la forme d’une violente explosion, soufflant toutes les fenêtres d’un bâtiment voisin. Les jours et les semaines qui ont suivi ont été irréels.
Des alertes aériennes résonnaient à tout moment, intimant aux habitants de Kiev de se réfugier dans des abris antibombes. De ma fenêtre, je voyais ou entendais les roquettes traverser le ciel et pulvériser leurs cibles. En bas, je pouvais voir l’embouteillage monumental créé par des habitants essayant désespérément de fuir la ville, tandis que d’autres s’engageaient dans l’armée volontaire.
Mon téléphone a commencé à sonner au tout début de la guerre et n’a pas cessé pendant des jours. Je suis opérateur d’une ligne d’assistance téléphonique ukrainienne destinée aux consommateurs de drogues, gérée par l’organisation Hope and Trust.
Après six années passées à répondre à ce numéro gratuit, je pensais avoir tout entendu. Je me trompais. Des membres de la communauté affolés appelaient de tout le pays, avec des interrogations auxquelles nous avions alors bien du mal à répondre : « Que va devenir le programme de traitement ? », « Je n’ai presque plus de méthadone et le centre médical est fermé. Que puis-je faire ? ».
L’objectif de notre ligne d’assistance, soutenue par le PEPFAR et le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, est de défendre les consommateurs de drogues et de protéger leurs droits. Nous informons les membres de la communauté sur le traitement de la toxicomanie, la réduction des risques et les maladies comme le VIH ou la tuberculose. Nous les aidons aussi à surmonter les difficultés d’accès aux services de santé.
La guerre fait peser une menace sur toutes les personnes qui se trouvent en Ukraine, mais le risque est encore plus important pour celles qui ont des problèmes de santé complexes et nécessitent un accès régulier à des médicaments. En Ukraine, quelque 18 000 personnes reçoivent de la méthadone ou de la buprénorphine pour traiter une dépendance aux opiacés. Elles ont besoin de prendre leurs médicaments chaque jour, sans quoi elles risquent fortement de retomber dans une toxicomanie incontrôlée. Les traitements ont offert à un grand nombre de ces personnes, souvent pour la première fois après des années ou des décennies, la possibilité de vivre une vie qui ne soit plus gouvernée par la dépendance à la drogue. Ils leur permettent de conserver un emploi, de renouer des liens avec leurs proches, de prendre des antirétroviraux contre le VIH et d’éviter les démêlés avec la justice. La guerre a brutalement entraîné cette nouvelle vie dans la précarité.
Après le 24 février, des membres de la communauté ont rencontré des difficultés pour recevoir leurs médicaments dans de nombreuses régions du pays. Beaucoup de centres de traitement de la toxicomanie ont été contraints à des fermetures temporaires à des horaires imprévisibles pour la protection du personnel et des patients. Le simple fait de se rendre au centre pour aller chercher son traitement pouvait faire courir un risque mortel. Des centres se sont trouvés à court de médicaments, les combats ayant interrompu les lignes d’approvisionnement. Des personnes ont perdu leurs documents médicaux dans la précipitation des départs ou à cause de la destruction des habitations, et ne pouvaient plus prouver qu’elles participaient au programme de traitement. Confrontés à toutes ces difficultés, les gens se sont mis à appeler massivement notre numéro d’assistance.
Le volume des appels a considérablement augmenté dès les premiers jours de la guerre. Comme je n’étais pas sûr d’avoir du réseau dans l’abri, je restais dans mon appartement même pendant les alertes pour ne manquer aucun appel. La nuit, je dormais dans le couloir, entouré par trois murs pour me protéger des éclats d’obus.
Avec mes collègues, nous nous sommes efforcés d’aider chacune des personnes qui nous ont contactés. Certains veulent juste être rassurés sur le maintien du programme de traitement. Mais beaucoup ont besoin d’une assistance pratique, et nous mettons en œuvre toutes nos ressources pour leur venir en aide.
Lorsqu’un participant à un programme signale que son centre est fermé, nous appelons directement les médecins. Si cela n’aboutit pas, nous contactons le département de la santé. Dès que l’on nous informe que le centre va rouvrir, nous rappelons le participant. Lorsqu’un centre est en rupture de médicaments, nous alertons les autorités sanitaires et tentons de trouver une solution provisoire pour éviter toute interruption de traitement.
Lorsque des personnes sont bloquées dans des zones de combats et ne peuvent sortir, nous travaillons avec des organisations partenaires pour tenter des évacuations vers des lieux sûrs. Lorsque des personnes sont temporairement déplacées, nous les mettons en contact avec des structures qui peuvent leur fournir leur traitement sur place.
Aujourd’hui, près de dix mois après le début du conflit, nous recevons toujours trois fois plus de demandes qu’avant la guerre. Nous avons modifié nos horaires d’ouverture pour nous adapter à notre communauté, nous avons embauché des opérateurs téléphoniques pour répondre à la demande et nous avons ajouté un service de téléconsultation via des plateformes de réseaux sociaux. Avec les attaques incessantes de la Russie sur les systèmes énergétiques ukrainiens, nous prenons maintenant des dispositions pour faire en sorte que notre ligne d’assistance demeure fonctionnelle même durant les pannes d’électricité prolongées.
Le travail est à la fois très complexe et très gratifiant, parce que j’ai la certitude que sans notre travail, sans le travail du centre de santé publique et de nombreux agents de santé héroïques, et sans la décision rapide du Fonds mondial de soutenir l’approvisionnement en médicaments, un très grand nombre de personnes seraient retombées dans la toxicomanie.
Ce n’est pas arrivé. Bien au contraire, le nombre de personnes entrant dans des programmes de traitement de substitution a augmenté depuis le début de la guerre, et j’y vois le signe de la résilience de la riposte ukrainienne au VIH et à la tuberculose.
(La photo d’en-tête a été prise en 2021, avant la guerre)