Deborah Guehi est la fondatrice d’Action sans Limite, une organisation de travailleuses du sexe dans le nord de la Côte d’Ivoire. Mme Guehi milite pour les droits humains des travailleuses du sexe depuis 2009.
J’étais travailleuse du sexe depuis près de dix ans quand, en 2009, un client m’a encouragée à mobiliser les travailleuses du sexe de la ville pour que nous défendions nos droits. « L’union fait la force », m’a-t-il assuré. Je lui avais confié mon profond sentiment d’impuissance face aux incessantes violences que les travailleuses du sexe subissent de la part des clients, de la police et même du personnel de la santé. C’est alors qu’il m’a fait cette suggestion.
À Boundiali, la ville à majorité musulmane du nord de la Côte d’Ivoire où je vis, les travailleuses du sexe sont extrêmement stigmatisées. Même si la demande pour nos services est grande, la plupart des gens nous considèrent comme impures et indignes.
Quand j’étais dans la jeune vingtaine, mon père est décédé. La perte de son salaire d’enseignant a jeté ma famille dans la pauvreté. Peu après, j’ai appris que j’étais enceinte. Comme j’étais l’aînée, j’ai dû trouver un moyen de subsistance pour ma mère et mes frères et sœurs – et mon propre enfant à naître. Dans notre région pauvre, il est très difficile de trouver du travail. Le travail du sexe était l’une des rares options qui s’offraient à moi.
À la suggestion de mon client, j’ai fondé une petite organisation de travailleuses du sexe, Action sans Limite.
Chez Action sans Limite, on échange nos expériences et on trouve des stratégies pour se protéger et s’entraider. On se soutient mutuellement, on donne du réconfort aux autres. L’organisation a commencé à faire de la sensibilisation sur le VIH et les autres maladies infectieuses. Notre collaboration a atténué, dans une certaine mesure, notre sentiment de vulnérabilité.
Pourtant, les représentants du gouvernement, comme la police et le personnel de la santé, continuaient d’être une menace plutôt qu’un partenaire dans notre quête d’autonomie, de santé et de sécurité. Souvent, signaler à la police un cas de violence à l’encontre d’une travailleuse du sexe conduisait à encore plus de violence. La police nous extorquait de l’argent ou nous répondait que nous méritions cette violence.
Depuis quelques années, la Côte d’Ivoire accorde plus d’importance à la lutte contre la stigmatisation et la discrimination dans sa riposte au VIH et à la tuberculose.
Une formation donnée dans le cadre de ces efforts a radicalement changé les rapports entre les travailleuses du sexe et la police et le personnel de la santé.
En 2021, Alliance Côte d’Ivoire, une importante organisation de santé publique, a organisé une formation LILO à Boundiali. LILO signifie « Looking In, Looking Out ». Par contraste avec les autres formations que j’ai suivies, LILO ne vise pas à transmettre des connaissances ou des compétences. C’est un regard que l’on porte sur soi, pour prendre conscience des perspectives et des préjugés que l’on porte en soi.
Pour cette formation, Alliance Côte d’Ivoire a réuni une quinzaine de participants, dont plusieurs agents de police, quelques travailleurs de la santé, une travailleuse du sexe (moi), une personne de la communauté LGBTQI et une personne qui consomme des drogues.
Au début de la séance, on nous a demandé de nous nommer, sans révéler davantage d’informations sur nous-mêmes. Nous étions tous ensemble, sans vraiment savoir qui étaient les autres participants. Les animateurs nous ont accompagnés dans un fascinant parcours de découverte de soi avec les autres participants, qui a duré plusieurs jours. À travers les rires et les larmes, une authentique camaraderie s’est instaurée parmi nous, à mesure que nous explorions nos propres attitudes et que nous découvrions les préjugés et tout le mal qu’ils causent.
Vers la fin de la formation, on nous a finalement demandé de révéler au groupe qui nous étions. Et j’ai raconté comment j’ai fini par devenir une travailleuse du sexe.
J’ai toujours ressenti de la désapprobation quand les gens apprennent que je suis une travailleuse du sexe. Pas cette fois-ci. Je ne me suis pas sentie jugée par les autres. Bien au contraire, je n’ai reçu que des éloges pour mon courage.
Après plusieurs jours d’exploration de notre humanité et de nos préjugés, mes collègues participants me voyaient comme un être humain qui venait de leur confier sans pudeur le récit d’une vie difficile. Le fait que j’étais une travailleuse du sexe ne m’enlevait plus mon humanité à leurs yeux. Ce fut un moment très libérateur pour moi.
Mais la suite est encore plus remarquable.
Ce sentiment d’humanité et de solidarité parmi les participants n’était pas un moment éphémère à la fin d’une séance intensive de formation. Il a persisté et nous a permis de bâtir un véritable partenariat avec les agents de police et le personnel de la santé, chose qui nous apparaissait impossible auparavant. Après cette formation, nous pouvions contacter des personnes au poste de police et dans les centres de santé qui nous comprenaient et qui étaient nos alliées. Des gens qui étaient prêts à intervenir en notre faveur.
Presque du jour au lendemain, nous pouvions déposer des plaintes pour des actes de violence et obtenir l’aide de la police pour résoudre les conflits. Les travailleuses du sexe ayant subi de la violence physique pouvaient accéder à un traitement médical sans être jugées par le personnel. Le changement d’attitude ne concerne pas seulement les participants à la formation LILO. Les participants racontent leur expérience à leurs collègues, et cela conduit graduellement à un changement plus généralisé. Je n’affirme pas que la stigmatisation à l’endroit des travailleuses du sexe a disparu, ou que nous sommes toujours bien traitées par la police et le personnel de santé – loin de là. Mais maintenant, nous avons des recours que nous n’avons jamais eus auparavant. Nous avons accès non seulement aux participants de notre formation LILO, mais aussi à tout un réseau de participants LILO, à qui nous pouvons demander conseil et assistance. La formation nous a aussi permis d’améliorer la communication avec les gens dans les communautés où nous vivons.
Grâce à la formation LILO, de nombreuses travailleuses du sexe de Boundiali sont prêtes à se battre pour leurs droits et leur santé. Nous savons que nous avons désormais des alliés au sein de notre département de police et de notre système de santé.
* Depuis 2017, la Côte d’Ivoire participe à une initiative phare du Fonds mondial, « Lever les obstacles », qui a pour but d’éliminer la stigmatisation, la discrimination et les autres obstacles liés aux droits humains qui entravent l’accès aux services de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme. Dernièrement, le pays s’est joint au Partenariat mondial pour l’élimination de la stigmatisation et de la discrimination liées au VIH et a conclu un partenariat avec l’ONUSIDA, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme et le PEPFAR pour la coordination et l’intensification des programmes de lutte contre la stigmatisation et la discrimination.